Et ce qui temoigne hautement de la valeur de ces travaux de geologie pure, c'est qu'a cote de tant d'oeuvres de cette epoque tombees dans l'oubli ils ont resiste aux attaques du temps. Certes il y a mis son inevitable patine; mais ils demeurent des modeles dont la matiere d'un pur metal et la ligne harmonieuse et severe commandent l'admiration. Ces memoires temoignent a tous comment une intelligence maitresse d'elle- meme, en possession des connaissances speciales reclamees par les sujets qu'elle aborde, douee d'une incomparable penetration, s'entend a scruter la nature, a edifier la synthese des faits et a la traduire d'une maniere claire, concise qui frappe par sa simplicite meme. Et pour ceux que leurs etudes ont prepares a penetrer le detail de ces oeuvres, qui peuvent se rendre compte des efforts qui accompagnent l'exploration de regions encore vierges, juger des procedes et des methodes suivis pour atteindre les resultats, se replacer par la pensee au point ou en etait la science lorsque ces recherches furent faites, saisir le caractere original et neuf des considerations qui devancerent leur temps et ont servi de point de depart aux generalisations futures, pour ceux-la l'oeuvre geologique de Darwin sera placee parmi celles qui appartiennent a l'histoire de la geologie; ils reliront ces pages avec admiration et fruit.
Charge de decrire les materiaux recueillis par l'expedition du _Challenger_, j'ai ete amene a me livrer a une etude attentive de l'oeuvre geologique du naturaliste anglais: ce fut le cas, en particulier, pour ses _Observations sur les iles volcaniques_. Les savants qui avaient organise cette celebre croisiere s'etaient assigne la mission d'aller explorer, a un demi-siecle d'intervalle, les iles de l'Atlantique etudiees lors du voyage du _Beagle_. Le _Challenger_ aborda donc aux principaux points illustres par les premieres recherches de Darwin: les naturalistes de l'expedition, MM. Murray, Moseley, Buchanan et le Dr Maclean, purent se livrer ainsi sur le terrain a la constatation des faits signales par Darwin et, se guidant par ses memoires, recueillir aux gisements qu'il avait explores des series de roches analogues a celles sur lesquelles avaient porte ses investigations. On me fit l'honneur de me confier ces materiaux, et je les etudiai avec les ressources qu'offraient, au moment ou j'abordai ce travail, les procedes modernes de la lithologie[4]. Je dus, en me livrant a ces recherches, suivre ligne par ligne les divers chapitres des _Observations geologiques_ consacrees aux iles de l'Atlantique, oblige que j'etais de comparer d'une maniere suivie les resultats auxquels j'etais conduit avec ceux de Darwin, qui servaient de controle a mes constatations. Je ne tardai pas a eprouver une vive admiration pour ce chercheur qui, sans autre appareil que la loupe, sans autre reaction que quelques essais pyrognostiques, plus rarement quelques mesures au goniometre, parvenait a discerner la nature des agregats mineralogiques les plus complexes et les plus varies. Ce coup d'oeil qui savait embrasser de si vastes horizons, penetre ici profondement tous les details lithologiques. Avec quelle surete et quelle exactitude la structure et la composition des roches ne sont-elles pas determinees, l'origine de ces masses minerales deduite et confirmee par l'etude comparee des manifestations volcaniques d'autres regions; avec quelle science les relations entre les faits qu'il decouvre et ceux signales ailleurs par ses devanciers ne sont-elles pas etablies, et comme voici ebranlees les hypotheses regnantes, admises sans preuves, celles, par exemple, des crateres de soulevement et de la differenciation radicale des phenomenes plutoniques et volcaniques! Ce qui acheve de donner a ce livre un incomparable merite, ce sont les idees nouvelles qui s'y trouvent en germe et jetees la comme au hasard ainsi qu'un superflu d'abondance intellectuelle inepuisable.
Et l'impression que j'exprime ici est celle qu'eprouvent tous ceux qui se sont familiarises avec les etudes de Darwin sur les phenomenes volcaniques. On s'en convaincra dans les pages qui suivent et par lesquelles M. J. W. Judd a fait preceder l'oeuvre geologique du grand naturaliste editee dans _The Minerva Library of famous Books_[5]. Parmi les geologues actuels, personne peut-etre n'a mieux connu Darwin et n'est plus a meme de se prononcer sur ses travaux que M. Judd: ses recherches sur le volcanisme dans ses manifestations a l'epoque presente et aux periodes anciennes de l'histoire du globe sont si hautement appreciees qu'elles le designaient pour la mission que lui ont confiee les editeurs de cette publication. Je tiens a les remercier ici, ainsi que mon savant ami M. Judd de l'autorisation qu'ils m'ont si obligeamment accordee de placer cette Introduction en tete du volume que je publie aujourd'hui. Elle m'a paru presenter un interet tres vif en rappelant, comme elle le fait, les circonstances dans lesquelles fut ecrit ce livre.