"La structure geologique de San Thiago est tres frappante, quoique d'une grande simplicite. Une coulee de lave s'est etalee autrefois sur le fond de la mer, constitue par des debris de coraux et de coquilles recentes; ces couches calcaires ont ete soumises comme a une cuisson et transformees en une roche blanche et dure. L'ile entiere a ete soulevee depuis cette epoque, mais l'allure de la zone de roche blanche m'a revele un fait nouveau et important: c'est qu'il s'est produit, plus tard, un affaissement autour des crateres qui avaient ete en activite depuis le soulevement. L'idee me vint alors, pour la premiere fois, que je pourrais peut-etre ecrire un livre sur la geologie des contrees que nous allions explorer, et cette pensee me fit tressaillir de joie. Ce fut pour moi une heure memorable; avec quelle nettete je me rappelle la petite falaise de lave sous laquelle je me tenais, le soleil eblouissant et torride, quelques plantes etranges du desert croissant aux alentours, et a mes pieds des coraux vivants, dans les lagunes inondees par la maree."
Au moment de cette exploration, cinq annees seulement s'etaient ecoulees depuis l'epoque ou il suivait a Edimbourg les lecons du professeur Jameson, qui enseignait encore la doctrine Wernerienne. Darwin avait trouve ces lecons "incroyablement ennuyeuses". "Le seul effet qu'elles produisent sur moi, declarait-il, c'est de me faire prendre la resolution de ne lire de ma vie un livre de geologie, ni d'etudier cette science de quelque maniere que ce soit."
Quel contraste avec les expressions dont il se sert en parlant de ses recherches geologiques, dans les lettres ecrites a ses parents a bord du _Beagle_! Apres avoir fait allusion au plaisir qu'il eprouve a rassembler et a etudier les animaux marins, il s'ecrie: "Mais la geologie l'emporte sur le reste!" Dans une lettre a Henslow, il dit: "La geologie m'entraine; mais, comme l'intelligent animal place entre deux bottes de foin, je ne sais a laquelle donner la preference: etudierai-je les roches cristallines anciennes ou les couches moins coherentes et plus fossiliferes?" Et, lorsque son long voyage va se terminer, il ecrit encore: "Je trouve a la geologie un interet qui ne faiblit jamais; et, comme on l'a dit deja, elle nous inspire des idees aussi vastes sur notre monde que celles que l'astronomie nous suggere sur l'ensemble des mondes." Darwin fait evidemment allusion ici a un passage de Sir John Herschel dans son admirable _Introduction a l'etude de la philosophie naturelle_, oeuvre qui exerca une influence tres profonde et tres heureuse sur l'esprit du jeune naturaliste.
La predilection marquee que professait Darwin, durant et apres le celebre voyage du _Beagle_, pour les etudes geologiques, ne peut laisser aucun doute; comme il est facile aussi de reconnaitre quelle est l'ecole geologique dont il suivait les doctrines et dont l'enseignement, malgre les avertissements de Sedgwick et de Henslow, le dominait tout entier. Il ecrivit en 1876: "La premiere contree que j'ai etudiee, l'ile de San Thiago dans l'archipel du Cap Vert, m'a demontre clairement la remarquable superiorite de Lyell, au point de vue geologique, sur tous les auteurs dont j'avais emporte les oeuvres ou que j'ai etudies depuis." Et il ajoute: "La science geologique a contracte une grande dette envers Lyell, elle lui doit plus, je crois, qu'a personne au monde... Je suis fier de me rappeler que la premiere contree dont j'etudiai la constitution geologique, San Thiago dans l'archipel du Cap Vert, m'a convaincu de la superiorite infinie des idees de Lyell sur celles que j'avais pu puiser dans tout autre livre que les siens."
Les passages que j'ai cites montrent dans quel esprit Darwin commenca ses etudes geologiques, et les pages qui suivent fourniront des preuves nombreuses de l'enthousiasme, de la penetration et du soin avec lesquels ses recherches furent poursuivies.
Les collections de roches et de mineraux recueillies par Darwin furent, au cours meme de son voyage, envoyees a Cambridge et confiees a son fidele ami Henslow.